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Instrumentation ouvrages en mer

De Wikibardig


Sommaire

Introduction

« Tout ouvrage de Génie Civil étant un prototype, la communauté scientifique doit prendre conscience de la nécessité de penser à les instrumenter au moment de leur conception, de façon à accéder à des mesures en vraie grandeur, indispensables aux ingénieurs concepteurs ».

Le projet de « Parcs Eoliens en Mer » : une opportunité à saisir.

Quelque soit sa conception, le dimensionnement d’un ouvrage, ou d’une structure, est tributaire des efforts auxquels il est soumis. En Génie Civil les charges sont plus spécifiquement dues à la pesanteur et le domaine associé se réduit « communément » à de la Résistance de Matériaux.
Cependant, certains grands ouvrages de Génie Civil subissent de façon non négligeable l’action d’un fluide en mouvement. Et les effets associés ne sont pas souvent pris en compte comme il conviendrait.
La raison de cette méconnaissance réside dans le fait que les actions des écoulements sur les ouvrages de Génie Civil sont mal connues car les phénomènes associés sont multiples et en l’état actuel de nos connaissances ils ne peuvent pas être convenablement modélisés et pris en compte.
Il est donc indispensable de penser à instrumenter certains d’entre eux. C’est la seule façon d’obtenir des résultats « vraie grandeur » fiables. De plus ces résultats seront aussi exploitables par toute une communauté scientifique (et pas uniquement génie civil) travaillant dans le domaine marin.

Cette réalité se comprend mieux au regard de certains phénomènes désastreux. Et cette prise de conscience s’appuie sur :

  • Des raisons scientifiques.
  • Les résultats obtenus grâce à l’instrumentation de la digue JARLAN de Dieppe (seul projet Français d’instrumentation d’ouvrage de Génie Côtier.
  • Le développement d’études, associées au sujet et expérimentées en canal à houle.

Les expériences désastreuses

Considérons deux cas concrets :

  • Le pont de Tacoma (pont suspendu, calculé de façon classique pour ce type d’ouvrage). Il fut soumis à l’action du vent qui au voisinage du sol génère une couche limite atmosphérique « turbulente ». Cette turbulence est caractérisée par des échelles et des fréquences de tourbillons. Or dans le cas du pont de Tacoma, la fréquence de ces tourbillons correspondait à la fréquence propre du pont, d’où un phénomène de résonnance et le pont s’est brisé. Les vidéos sont accessibles. Elles sont surprenantes.
  • Le pont de Bretonne en Normandie (pont haubané qui franchit la Seine) : Suite à la catastrophe de Tacoma, une maquette de ce pont fut étudiée en soufflerie. L’étude portait entre autres sur l’analyse des fréquences propres du tablier du pont en fonction de la couche limite turbulente générée par un vent ouest/est remontant la vallée de la Seine. Cette étude analogue aux études en aéronautique était bonne pour le phénomène étudié. Mais…un jour le vent est venu du nord par la valleuse (perpendiculaire à la Seine) débouchant sur ce pont de Bretonne. Et le vent a pris les haubans en enfilade !! A l’arrière des haubans (câbles cylindriques) le vent génère des allées de tourbillons, bien connus en aéronautique sous le nom de tourbillons de Von Karman. Ces tourbillons se détachent avec une certaine fréquence fonction de la vitesse du vent et du diamètre du cylindre. Or dans le cas présent, cette fréquence était telle que les câbles à l’aval du premier sont entrés en résonnance…d’où l’affolement des ouvriers qui étaient présents. Dans la précipitation, une solution fut trouvée. Les câbles furent gainés de façon à augmenter le diamètre des cylindres soumis au vent.

Les raisons scientifiques

La houle et les courants génèrent des tourbillons au voisinage des structures, or ceux-ci sont mal connus et mal quantifiés pour les raisons suivantes :

  • Impossibilité pour les études sur modèles réduits, de respecter les conditions de similitude de Froude (pour la houle) et de Reynolds (pour la turbulence).
  • La houle étant une onde de gravité, la condition de Froude s'impose :F = U / sqrt(g*l)
  • La dissipation de l'énergie par la turbulence au voisinage des structures impose pour sa part la condition de Reynolds : R=U l / v

Le respect simultané de ces deux conditions (Froude et Reynolds) conduit à la relation suivante : v+ = l+1/2 g+1/2 ( v est la viscosité du fluide)

A la surface de la terre, g+ = 1, et pour un même fluide (eau) v<sub+</sub> = 1, ces conditions imposent un rapport d'échelle égal à l'unité, ce qui à priori rend délicate toute transposition au cas réel, des résultats déduits des études sur modèles réduits. D’où la construction de grands canaux à houle pour se rapprocher de l’échelle 1 (GWK de Hanovre).

  • Absence, jusqu’à ces dernières années, d'une instrumentation non intrusive, pour l'analyse du champ des vitesses et du champ turbulent générés par la houle au voisinage des structures En effet, de par son mouvement orbital, la houle engendre à l'aval d'une sonde de mesure matérielle, un sillage qui suit le mouvement orbital et donc revient au point de mesure, perturbant ainsi les résultats. Les premières mesures au monde, de turbulence en canal à houle ont été réalisées par le Professeur Michel BÉLORGEY à partir de 1983. Avant cette date les modèles de houle ne prenaient pas en compte la turbulence (dixit : « il n’y a pas de viscosité dans la houle !»)

A ce sujet il convient de prendre garde à la solution simpliste qui consiste à transposer à la turbulence générée par la houle, les résultats et caractéristiques de la turbulence générée par un écoulement permanent (cas, bien étudié, de l’aérodynamique). En effet, les études menées par le Professeur BÉLORGEY ont montré que la houle modulait les échelles de turbulence et que dans ce cas le terme, usuellement appelé « viscosité turbulente », n’avait aucun sens. Le terme correspondant, relevant de la quantité de mouvement, pouvant se recombiner aux autres termes de quantité de mouvement, sans se dissiper comme un terme de viscosité et donc générer des phénomènes encore ignorés.

L’expérience de l’instrumentation de la digue JARLAN de Dieppe

Cadre général

La décision, en 1986, de réaliser la nouvelle digue de Dieppe à l'aide de caissons "JARLAN", fut l'opportunité de la mise en place d'un programme de recherche plus ambitieux et spécifique à l'étude de ce type d'ouvrage. Ce programme initié et proposé par le Professeur BÉLORGEY dès 1988 associait pour cet ouvrage des études en laboratoire et des études in situ sur le prototype. Il comprenait les partenaires suivants :

  • Le S.T.C.P.M.V.N. de Compiègne (C.E.T.M.E.F.)
  • La Société SPIE-CITRA qui a réalisé l’ouvrage.
  • La D.D.E. de Dieppe
  • SOGREAH pour des études sur maquette en bassin à houle
  • Le L.M.F. (Laboratoire de Mécanique des Fluides)

Ce programme initial financé par le M.R.T. en 1990 (n° 90F0428), fut prolongé en 1996 dans le cadre du Programme Européen de Recherche "PROVERBS" de MAST III (Probabilistic Design Tools for Vertical Breakwaters).

Instrumentation du prototype

En ce qui concerne l’instrumentation du prototype, celle-ci a fait l’objet d’une étroite collaboration entre les partenaires (principalement SPIE-CITRA, DDE Dieppe et LMF), de manière à définir :

  • Le choix du caisson à instrumenter
  • Le positionnement des capteurs (capteurs de pression) et la manière de les installer.
  • Le positionnement des chemins de câbles reliant les capteurs à la station de mesure.
  • En ce qui concerne les capteurs installés sous le radier, l’étroite collaboration s’est doublée d’une étroite coordination car leur installation devait être en phase avec la réalisation du caisson (réalisée « au sec » dans la forme de radoub N° 7 du Port du Havre).
  • La nouvelle digue de Dieppe (225 m de long) qui prolonge l'ancienne digue ouest est orientée sud-nord (Figure 1).
positionnement digue jarlan
coupe caisson jarlan
position capteur


La digue JARLAN (Figure 1)  (digue ouest) est constituée de 9 doubles caissons JARLAN en béton armé (8 caissons et le musoir) pour protéger des houles de S.W et N.E.
Seul le caisson n°6 a été instrumenté (Figure 2). L'opération d'installation des capteurs a débuté en août 1991 par la pose des capteurs sous le radier lors de la construction des caissons dans la forme de radoub n°7 du port du Havre.

pose capteur 1 multi891
pose capteur 2
pose capteur 3
pose capteur 4
pose capteur 5
pose capteur 6

A cette date, 7 capteurs de pression Trans-America Instrument XL 1 F de 28 mm de diamètre ont été mis en place dans des cavités réalisées par carottage dans la base en béton. Les capteurs ont été placés dans des tubes en PVC, pour les protéger lors de la mise en place définitive du caisson, munis d'un système de purge permettant l'évacuation des bulles d'air lors de la mise en flottaison du caisson (Figure 3). Chaque logement de capteur a été inspecté individuellement en plongée lors de la flottaison du caisson dans la forme de radoub. Le caisson concerné a alors été remorqué jusqu'à son site final de l'avant port de Dieppe.

La deuxième phase du projet s'est déroulée durant l'année 1996. Elle a consisté en la pose de 8 capteurs identiques aux précédents, sur les parois de la chambre S.W. (houles les plus fortes) du caisson n°6. 7 capteurs de part et d'autre de la paroi perforée (aux cotes z= +1.40, +3.60, +5.60m) et un sur la paroi pleine (z= +5.60m). Les capteurs 6 et 7 sont placés au même niveau que les capteurs 1, 2 et 5 et de part et d'autre du capteur 2 à l'extérieur de la paroi perforée. Les capteurs sont reliés par des câbles de 50m à un système d'acquisition situé dans le bâtiment de la balise du musoir (Figure 4).

schema raccordement des capteurs au systeme d acquisition

localisation bouee de houle


En mars 1998, un enregistreur de houle Inter Océan S4DW a été installé à 600m au large de la digue de façon à coupler les données de houle aux mesures de pression (Figure 5).
Des 7 capteurs placés sous le radier en 1991, 4 ne répondaient plus lors de l'exploitation des données. Plusieurs causes peuvent être à l'origine de leur détérioration :
l'installation du caisson lors de sa mise en place sur le site
la tempête de février 1992 survenue alors que la digue n'était pas achevée et les câbles d'alimentation des capteurs non protégés (le chemin de câble n'était pas encore réalisé)
le vieillissement en condition sévère entre le temps de pose 1991 et le temps d'exploitation (les premières mesures ont débuté en 1994)

Par ailleurs, pour des raisons administratives, la pose du détecteur de houle fut tardive, d'où une certaine déficience dans le couplage, entre la mesure de houle et celles des pressions. D'autant plus que dans la période exploitable, nous avons subi peu de tempêtes.
Cependant, malgré ces incidents, il nous a été possible d'obtenir un bon nombre de résultats intéressants.

En ce qui concerne les capteurs sur les parois du caisson, leur installation a été réalisée à Dieppe, après l’achèvement de la digue.
Leur mise en place fut réalisée de façon très sportive (en rappel comme en montagne – photos en fin d’article-).
Ici il faut souligner la qualité des Chercheurs et Docteurs de l’équipe du Professeur BÉLORGEY qui ont mené avec succès un travail tant sportif que scientifique. La raison en est simple : « Ils étaient passionnés par ce qu’ils faisaient » (On ne peut avancer dans un domaine nouveau qu’avec passion. Et ce fut le cas).

Études en laboratoire

Le programme associé à la digue de Dieppe était basé sur les principes suivants:

  • Associer pour un même ouvrage des études en laboratoire et des études in situ sur prototype, de manière à pallier et quantifier les erreurs dues au non respect des règles de similitude, et contrôler la validation de la transposition des résultats du modèle réduit, au cas réel.
  • Aborder l'étude à l'aide de l'analyse des efforts instantanés réels sur chacune des parois en fonction de la phase de la houle.
  • Exploiter les nouvelles techniques non intrusives, de mesure des vitesses au sein d'un fluide, (Vélocimétrie Laser) pour analyser le champ des vitesses et le champ turbulent générés par la houle au voisinage des structures (BÉLORGEY 1983 et 1986) et ainsi pouvoir aborder l'étude du fonctionnement hydraulique des caissons "JARLAN".

L'objectif était d'aboutir à une meilleure compréhension des phénomènes physiques, indispensable à une modélisation exploitable par les bureaux d'études des concepteurs. Les études ont porté sur :

  • La dissipation d'énergie lors du passage de la houle à travers la paroi perforée.
  • L'agitation à l'intérieur du caisson
  • Le déphasage entre la houle incidente, la houle transmise et la houle réfléchie
  • L'évolution du champ des vitesses et du champ turbulent, au voisinage de la paroi perforée et dans le caisson
  • Les variations spatio-temporelles du champ des pressions sur les différentes faces du caisson, et les efforts associés.

Les résultats des études en laboratoire et in situ ont fait l’objet de plusieurs publications. Les principales sont citées dans la bibliographie finale.
Nous ne présentons ici que deux résultats qui mettent en évidence la différence entre les hypothèses classiques de répartition des pressions sous le radier, (d’une structure soumise à la houle) et nos résultats de mesures sous le radier de la digue de Dieppe en fonction de la houle.

  • Les hypothèses classiques préconisent une répartition, de variation linéaire, indépendante de la houle.
evolution temporelle des pressions sous caisson
repartition des efforts sur les parois du caisson
  • Nos résultats (capteurs b1, b2, b3) montrent une évolution périodique, en phase avec celle de la houle, et une intensité comparable à la mesure des pressions données par le capteur p4 situé au pied de la paroi frontale verticale (figure 6)
  • Les variations de pression induites par la houle au pied de la digue, se transmettent instantanément sous le caisson.
  • Les « cas de charge » usuels pris en compte pour le calcul des efforts exercés par la houle sur les structures et les efforts instantanés exercés par la houle en fonction de la phase de celle-ci. Nos résultats montrent que :
  • La paroi perforée est soumise à des efforts alternés (figure 7)
  • Il existe une différence temporelle non négligeable entre le pic d’effort sur la paroi perforée et le pic d’effort sur la paroi arrière (paroi opaque)

Conclusion

  1. Pour diverses raisons, les phénomènes réels, associés aux actions de la houle sur les ouvrages en mer sont très mal connus et il en existe qui n’ont pas encore été mis suffisamment en évidence. Il est donc souhaitable de profiter de l’opportunité du projet de parcs d’éoliennes en mer, pour instrumenter ces ouvrages afin de mieux appréhender la réalité des efforts exercés par la houle sur ces structures et la réalité des conditions hydrauliques. Par ailleurs, de telles mesures sont aussi d’un grand intérêt pour les chercheurs de toutes disciplines travaillant dans le domaine marin.
  2. Si l’instrumentation de la digue de Dieppe a pu être réalisée, c’est grâce à l’esprit qui régnait au sein de l’équipe qui avait pris ce projet en charge. Les chercheurs étaient passionnés par le projet et la mer. Et ils étaient aussi formés à des disciplines sportives (escalade en rappel ou plongée sous marine). Au sein de son laboratoire le Professeur BÉLORGEY avait créé une équipe de plongeurs scientifiques reconnue par le CNRS, car dans son esprit, pour construire en mer et comprendre certains phénomènes, il faut que ce soient des mécaniciens et des hydrauliciens qui descendent au fond.

Bibliographie

  • ROUSSET J.M., BÉLORGEY M.
    Analyse des variations de pressions générées par la houle sur la digue Jarlan du port de Dieppe. Toulon Vièmes Journées Génie Civil - Génie Côtier, Editions PARALIA 1998
    Pp 11 à 18 (ISBN 2-9505787-3-X).
  • BÉLORGEY M. ; BERGMAN H. ; DE GERLONI M. ; FRANCO L. ; PASSONI G. Perforated caisson breakwaters : Wave loads and hydraulic performance. Selection of Coastal Stuctures Congres papers (Santander Spain 1999) A.A. Balkema Editor, Coastal Stuctures '99 , Vol 2 pp 603 - 612 - 2000.
  • ROUSSET J.M. ; BÉLORGEY M.
    Mesures expérimentales sur un ouvrage maritime : exemple d'un caisson Jarlan. Revue Française de Génie Civil, V 6 n° 4 pp 563 - 591 /2002.
  • BÉLORGEY M. ; ROUSSET J.M. ; CARPENTIER G.
    Perforated Breakwaters, Dieppe harbour Jarlan caisson: General schedule and acquired experience. Proceedings of 13th International Offshore and Polar Engineering Conference
    Honolulu, USA, May 25 - 30 , 2003.


Article écrit par Michel Bélorgey, professeur Association POSEIDOM. belorgey@poseidom.fr


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